Le Chili ne supporte plus l’injustice de son modèle
Les classes moyennes chiliennes se révoltent face à un système ultralibéral hérité de la dictature militaire et face à leurs élites qui souhaitent le maintenir.
Article publié le 29 janvier sur Slate.fr
Personne n’a vraiment vu venir les émeutes sanglantes au Chili. Le président du pays, Sebastián Piñera, moins que tout autre. Cette démocratie du cône sud de l’Amérique latine, que les investisseurs considèrent comme un marché fiable dans un sous-continent plus éruptif et imprévisible que jamais, affiche de bons indicateurs économiques et sociaux: moins de 7% de chômage, 4% de croissance du PIB en 2018 (2,5% attendus en 2019), un taux de pauvreté de 8,6% très faible pour la région (plus de 25% au Brésil) et le PIB par habitant le plus élevé de la zone.
Une situation a priori beaucoup plus enviable que celle de ses voisins, qu’il s’agisse de la Bolivie, où la tension monte après une élection présidentielle suspecte, de l’Équateur en pleine crise sociale, du Brésil, polarisé et rongé par la criminalité, ou de l’Argentine, de nouveau au bord du défaut de paiement, sans parler de la descente aux enfers du Venezuela.
Face à ce marasme, Sebastián Piñera présentait son pays, deux jours avant les émeutes, comme «une véritable oasis dotée d’une démocratie stable», faisant ainsi montre de son monumental aveuglement. C’est sans doute en raison de sa mauvaise évaluation de la situation qu’il a, lors des premières violences, envoyé l’armée et les chars dans les rues de Santiago, la capitale –du jamais-vu depuis la fin de la dictature d’Augusto Pinochet. Des centaines de vidéos d’affrontements et de répression brutale ont fait le tour du monde.
L’étincelle du ticket de métro
Une semaine plus tard, on compte dix-huit décès, plus de 500 personnes blessées dans des incendies et des pillages mais aussi par balles, selon l’Institut national des droits de l’homme (INDH), et quelque 2.400 arrestations. Pourtant, malgré l’état d’urgence, les manifestations se poursuivent, gonflées depuis le mercredi 23 octobre par les appels à la grève générale du principal syndicat du pays, le CUT, et d’une vingtaine d’organisations étudiantes et professionnelles.
Tout a démarré, on le sait, par l’annonce d’une augmentation du prix du ticket de métro, porté de 800 à 830 pesos. Une hausse de 3,7% seulement, à peine plus que l’inflation, mais portant sur un titre de transport déjà très cher (l’équivalent d’un euro, dans un pays où le salaire minimum mensuel est de 360 euros).
Les protestations ont commencé par un refus de payer (les jeunes sautant par-dessus les tourniquets), pour aboutir, dans la nuit du 18 octobre, à une véritable explosion de colère dans la capitale: plus de soixante-dix des stations du métro le plus moderne d’Amérique latine ont été dévastées et des bâtiments symboliques, comme le siège d’une grande banque ou celui de la compagnie d’électricité Enel, incendiés.
Sebastián Pinera est, lui, passé de l’alarmisme le plus extrême, annonçant solennellement que le Chili était «en guerre contre un ennemi puissant, implacable, prêt à faire usage de la violence et de la délinquance sans aucune limite», à un rétropédalage spectaculaire quelques jours plus tard, n’hésitant pas à «demander pardon» au peuple chilien pour son «manque de vision».
Après avoir remballé la hausse du prix du ticket de métro, il a annoncé un plan de 1,1 milliard d’euros, prévoyant notamment une hausse du salaire minimum et une revalorisation de 20% des minima vieillesse. Mais il est peu probable qu’il réussisse à se faire entendre, tant que les soldats n’auront pas regagné les casernes.
La phobie du complot international
Difficile de savoir à ce stade comment peut se dénouer la crise, mais plusieurs questions se posent, dont celle-ci: comment, dans ce pays traumatisé par une dictature militaire entre 1973 et 1988, les autorités ont-elles pu paniquer au point d’envoyer l’armée –et non la seule police– réprimer les débordements?
Sebastián Piñera, milliardaire et libéral, est un pur produit de l’élite chilienne, qui a déjà présidé le pays entre 2010 et 2014, avant d’être élu de nouveau fin 2017. Il a construit sa fortune pendant l’ère Pinochet, mais ne montre aucune nostalgie de la dictature –contrairement au Brésilien Bolsonaro.
Certes, parmi les protestataires, se trouvent des casseurs comparables à des black blocks, qui ont créé un climat de violence et de destructions inédit; le mouvement, dont les leaders ne sont pas clairement identifiés, a par ailleurs semblé plus coordonné (réseaux sociaux obligent) que spontané.
De quoi, peut-être, alimenter au sein du gouvernement la crainte plus ou moins sincère que ces émeutes soient téléguidées, non pas seulement par des organisations étudiantes ou par l’extrême gauche chilienne, mais aussi par cet «ennemi puissant» non cité mais qui pourrait (ont cru comprendre certains observateurs) être le Venezuela de Nicolás Maduro –ce qui justifierait, alors, le recours à l’armée?
Avec d’autres députés vénézuéliens comme Julio Borges, le principal opposant à Maduro, Juan Guaidó, président par intérim depuis janvier dernier, a lui-même accrédité la thèse d’une «ingérence cubano-venézuélienne» dans les mouvements sociaux au Chili et en Équateur. Il a estimé que le président Maduro «avait la capacité de financer des groupes, via l’or extrait de l’arc minier, et de les infiltrer pour déstabiliser la région».
Sebastián Piñera et Juan Guaidó à Cúcuta, en Colombie, le 22 février 2019. | Raul Arboleda / AFP
La débâcle du régime chaviste, qui a déjà fait fuir plus de 4 millions de personnes du pays, est en elle-même un élément de déstabilisation de la région.
Il est en outre évident que Caracas et La Havane se réjouissent de voir l’autorité du président chilien mise à mal. Et si leurs responsables ont eu les moyens d’attiser la contestation, ils l’ont sûrement fait. Piñera fait d’ailleurs partie des dirigeants latino-américains les plus critiques envers Maduro, qui le lui rend bien: récemment, ce dernier l’a carrément accusé d’avoir fomenté un coup d’État militaire contre lui, avec l’aide de Bogota et de Washington.
«Un véritable système de castes»
Pourtant, malgré ces tensions régionales, il est clair que la première cause de l’embrasement réside dans l’exaspération du peuple chilien envers son gouvernement.
Jouant sa survie politique, le président prétend l’avoir brusquement compris et cherche depuis à apaiser la situation. Il veut, dit-il, «rattraper le temps perdu avec des mesures concrètes».
De fait, ses promesses (hausse des retraites les plus faibles, baisse du prix des médicaments, gel du prix de l’électricité, baisse des salaires des députés, hausse des impôts des plus riches…) ciblent assez bien les préoccupations récurrentes de la population. Il y a malgré tout fort à parier qu’elles ne suffiront pas, car ce qu’exigent désormais nombre des protestataires, ce ne sont pas des mesures ponctuelles, mais un changement de modèle.
Beaucoup de gens arrivent à la retraite avec une pension inférieure au salaire minimum, alors qu’ils ont versé 10% de leur salaire, pendant toute leur vie, à un ruineux système par capitalisation. Les classes moyennes travaillent dur mais sont lourdement endettées, car elles doivent payer –très cher– pour l’éducation de leurs enfants, pour la santé, éventuellement pour l’hôpital. Pourquoi? Parce que dans ce pays, tout, absolument tout, est privatisé.
Le système est directement hérité de l’ère Pinochet, durant laquelle les théories ultralibérales de l’école de Chicago ont été appliquées de la façon la plus pure à tous les pans de l’économie et inscrites dans la Constitution de 1980. Or celle-ci régit toujours, en bonne partie, la société chilienne.
Couplées à une municipalisation de l’éducation et de la santé, ces doctrines ont généré une profonde ségrégation sociale, «un véritable système de castes», selon le sociologue Alain Touraine. Les inégalités ont explosé, le Chili battant, au coude-à-coude avec le Brésil et la Colombie, tous les records de ce sous-continent pourtant très inégalitaire.
Dans une étude datant de 2013, des économistes chiliens ont montré que 1% de la population concentrait 30% des revenus du pays. Ils ont en outre mis en évidence que la tranche des 0,01% –environ 1.200 individus, soit quelque 300 familles– s’arrogeait à elle seule 10% de la richesse totale!
Un peu partout dans le monde, au Liban, en Équateur ou en France, les classes moyennes se révoltent contre leurs élites mondialisées. Mais au Chili, il s’agit, comme on le voit, d’un véritable cas d’école.
«Pas les 30 pesos mais les 30 ans»
Ce ras-le-bol ne date pas de la semaine dernière: les manifestations étudiantes se succèdent depuis plus de dix ans. En 2011, lors de son premier mandat, l’actuel président a déjà affronté pendant plus de six mois une fronde étudiante réclamant l’éducation gratuite.
Michelle Bachelet, présidente de centre gauche à laquelle Sebastián Piñera a succédé, a elle aussi connu de forts mouvements de contestation à la fin de son second mandat, qui avait pourtant soulevé de grands espoirs de changement.
Elle n’a réussi à faire voter au Congrès ni la réforme de la Constitution, ni celle des retraites, ni celle du système de santé. La fiscalité n’a été modifiée qu’à la marge. Quant à sa promesse emblématique de l’université gratuite pour tous, elle reste incomplète, la loi ne s’appliquant qu’aux revenus les plus faibles.
Bien que l’action de Michelle Bachelet ait aussi été entravée par le ralentissement de l’économie (et par un fils mouillé dans une affaire de corruption), ces échecs montrent clairement que même dans la coalition de gauche, beaucoup de responsables politiques ont intérêt à ce que rien ne change.
L’un des slogans les plus entendus dans les manifestations illustre la frustration intense que ces blocages inspirent à la population: «No son 30 pesos, son 30 años!» Autrement dit: le problème, ce ne sont pas les 30 pesos (de hausse du prix du ticket de métro), ce sont les trente ans (d’immobilisme institutionnel depuis le retour à la démocratie)…
Depuis la première publication de l’article et face à la persistance des troubles, le président chilien a dû se résoudre à annuler le sommet de l’APEC (Forum de coopération économique Asie-Pacifique), qui devait se tenir du 13 au 17 novembre à Santiago (et auquel devaient assister Donald Trump, Vladimir Poutine et Xi Jinping) . Il a aussi annulé la tenue de la COP 25 que la capitale chilienne devait accueillir du 2 au 13 décembre 2019 et qui sera finalement organisée par Madrid.