La «perversité» de la société brésilienne vue par l’urbaniste João Sette Whitaker Ferreira
Universitaire, João Sette Whitaker Ferreira a aussi été secrétaire du logement dans l’équipe de l’ancien maire de Sao Paulo Fernando Haddad. A la lumière de cette expérience d’un an, il livre son regard, certes engagé à gauche, sur les maux de son pays.
La semaine dernière, João Sette Whitaker Ferreira, urbaniste et professeur à l’Université de São Paulo, était de passage à Paris, notamment pour donner une conférence à l’Institut des Hautes études d’Amériques latine (IHEAL), où il a été professeur invité en 2011-2012. Auteur de nombreux travaux sur les inégalités dans les villes brésiliennes, il a également été Secrétaire municipal du Logement à la mairie de São Paulo pendant la dernière année du mandat de Fernando Haddad (Parti des Travailleurs). Soit jusqu’à fin décembre 2016, date à laquelle l’équipe Haddad a dû laisser la place à celle du nouveau maire João Doria, riche homme d’affaires (PSDB) élu dès le premier tour, dans la foulée de la débandade du PT aux municipales.
C’est de cette expérience politique courte mais intense que João Sette Whitaker Ferreira est venu parler, dans un français parfait, à l’IHEAL. Et en livrer, avec virulence, des enseignements sur les nombreux dysfonctionnements qui plombent la société brésilienne.
Certes, son point de vue est partisan. Il est membre du PT, parti de gauche resté 13 ans au pouvoir, le parti de Lula et de Dilma Rousseff (destituée en août 2016) largement éclaboussé par le scandale de corruption Petrobras. Il ne cache donc pas être de parti pris. Si Lula échappe à la justice et revient au pouvoir en 2018 (ce qui reste plausible), il en sera. Néanmoins, son témoignage en dit long sur un système «patrimonial» englobant institutions et milieux d’affaires, et dont le Brésil ne parvient pas à se défaire. Verbatim.
Une mégapole moderne dont un tiers de la population vit dans la précarité
São Paulo compte 12 millions d’habitants, 22 si on compte toute l’agglomération. C’est l’équivalent d’un petit pays avec un budget équivalent à celui du Chili.
«Je suis arrivé à la mairie deux ans après la réélection de Dilma Rousseff [à mi-parcours du mandat de Fernando Haddad], on était déjà en pleine polémique. Le maire avait été contraint de nommer à ce poste un membre d’un parti d’opposition, proche en outre de Paulo Maluf, symbole absolu de la corruption au Brésil . Il a fini par le virer et m’a demandé de le remplacer.
« São Paulo est une ville développée, avec des quartiers d’affaires ultramodernes et des quartiers résidentiels très chics, mais ce n’est pas ce dont s’occupe un secrétariat au logement. Nous étions chargés des 3,5 à 4 millions de personnes (soit près du tiers de la population de la ville) vivant dans la précarité et l’informalité, dans des zones accrochées à flanc de collines et très excentrées, parfois à 40 km du centre ville. Quelque 350.000 familles vivent dans la précarité absolue, dont 100.000 dans des zones dangereuses (insalubrité, risques d’éboulement).
« La ville a besoin d’un million de logements supplémentaires. Ce diagnostic est connu depuis longtemps mais aucune politique d’envergure n’a été entreprise pour y mettre fin, tant la tâche est immense, des travaux d’assainissement aux régularisations foncières conflictuelles en passant par la construction de nouvelles infrastructures de transport etc. Tout le monde sait que l’objectif est inatteignable sans y consacrer d’énormes moyens mais on se raccroche aux projets en cours, dans le cadre d’une démarche purement électoraliste .
« Je devais recevoir des députés qui venaient flanqués d’amis et d’obligés avec des requêtes parfois inacceptables. Les mouvements citoyens qui s’organisent dans ces quartiers venaient eux aussi me demander des passe droits. On est dans une logique de favoritisme et de clientélisme, source de nombreuses tensions. Idem avec les promoteurs immobiliers, qui pratiquent un lobbying permanent, ou avec les églises évangéliques. Les pouvoirs parallèles sont nombreux: il faut aussi résister aux trafiquants qui veulent préempter des logements. Résultat, 60% de mon temps était consacré aux urgences et à ces multiples sollicitations.
«Sécher la glace»
Dans ces conditions, dit-il, difficile de construire une politique de long terme, même s’il estime avoir pu faire beaucoup de choses.
« On a commencé par le plus simple, l’éclairage, en nous concentrant sur les quartiers périphériques les plus pauvres: on a remplacé les lampes par des leds (divisant par deux la facture énergétique) : l’effet a été immédiat sur la sécurité _ notamment celle des femmes qui partent travailler à 4h du mat et reviennent tard à la nuit _ en réduisant fortement le nombre d’agressions.
On a aussi construit 400 km de couloirs de bus : nous avons été très attaqués par l’opposition car cela revenait à soustraire une voie aux axes urbains dans un pays où la voiture est reine. Nous avons aussi été très critiqués pour la création de piste cyclables, qualifiées de gadget pour hipsters [la couleur rouge des pistes cyclables a même été dénoncée comme une propagande de la gauche PT].
« Nous avons mis en place un schéma directeur, un plan municipal de logements, notamment pour densifier l’habitat, par exemple en n’autorisant qu’un garage par appartement de 100 m2, alors qu’en général on en compte 6, 7, voire 12 par logement !
« Nous avons consacré 250 millions d’euros aux expropriations de terres pour construire du logement social, envoyé des notifications à 2.000 propriétaires d’immeubles vides, qui sont légion à Sao Paulo. Nous avons créé un fonds d’urbanisation, une sorte de Cour des comptes indépendante pour lutter contre la corruption qui nous a permis de récupérer des milliards de reais.
« Pourtant , nous avions toujours le sentiment de «sécher la glace» comme on dit au Brésil. On a créé 47 000 logements de plus mais il en faudrait 1 million. D’autre part, l’informalité resurgit très vite autour des quartiers neufs, d’autant que les infrastructures culturelles, de loisirs ou de soins qu’on y ajoute créent des pôles d’attraction.
« Les temporalités électorales, de 4 ans, ne sont pas celles de l’urbanisme, qui sont de 10 à 12 ans, soit trop pour qu’un élu puisse espérer un retour sur investissement pendant son mandat. Donc, généralement , tout repart à zéro tous les 4 ans. En ce qui nous concerne, nous avons, j’espère, réussi à verrouiller un peu nos réalisations, grâce à une démarche largement participative avec quelque 15 000 personnes consultées. Mais nous aurions pu faire beaucoup plus si nous étions restés plus longtemps aux commandes.
Un système patrimonial
Selon lui, « cette incapacité à mener à bien des politiques publiques efficaces s’explique par la nature même de la société brésilienne. L’historien Sérgio Buarque de Holanda (père du chanteur Chico Buarque), qui a connu Max Weber et a été influencé par lui, a mis en lumière, avec d’autres, ce qu’on appelle «la société patrimoniale» brésilienne. Y règnent la confusion entre sphère publique et sphère privée, entre légal et illégal. Y prospère aussi la notion de «cordialité», c’est à dire le traitement des dossiers dans une logique paternaliste, destinée à «s’arranger», à éviter le conflit, «comme à la maison».
«Le secteur dominant garde ainsi le contrôle de la terre, du travail (60% de la main-d’oeuvre est informelle au Brésil), du capital, du gouvernement, du secteur judiciaire et des grands médias (détenus par 5 grandes familles). Ce qui permet une instrumentalisation et une manipulation totales des institutions.
«C’est un peu l’héritage du passé esclavagiste et colonial du pays. Rien à voir avec l’Amérique du Nord, où a prévalu dès le début un objectif d’occupation et de fixation des migrants. Au Brésil, les colons ont toujours été dans une logique patrimoniale d’exploitation des richesses par un petit groupe de personnes qui se sont enrichies en faisant venir des esclaves, sans jamais se préoccuper de construire un Etat. On a plutôt affaire à un anti-Etat, et à une société qui reproduit encore aujourd’hui cette démarche de préservation des privilèges. Au Brésil, il n’y a pas de réelles politiques publiques. C’est ce qui est, je pense, le plus difficile à comprendre pour des Européens.
«Les lois sont très nombreuses mais elles ne sont pas appliquées»
Les illustrations de cette mentalité sont légion, explique-t-il. » Par exemple, plus d’un milliard de reais ont été budgétés pour la mobilité urbaine pauliste. Avec cette somme, on pourrait faire 10 km de métro en plus, ce qui serait souhaitable dans une ville immense qui n’en compte que 52 km. Non : on décide d’ajouter deux voies de plus à la principale autoroute urbaine, alors que 30% seulement de la population circule en voiture.
« Autres exemples du flou entre la légalité et l’illégalité : laisser un immeuble vide est illégal mais si un collectif l’occupe, on ne fait rien. Les constructions sur la plage sont interdites, mais on trouve de magnifiques «resorts» sur des km de plages qui ont toutes les apparences de la légalité. Pour les règles di’urbanisme, c’est pareil. Les chambre de bonnes sans fenêtre et de moins de 9 m2 sont interdites? On déclare qu’il s’agit de pièces pour stocker les réserves alimentaires (même s’il y a un lit dedans). Personne n’est dupe mais on ferme les yeux. Les lois sont très nombreuses au Brésil mais elles ne sont pas appliquées. C’est là que réside toute la perversité de toute la société.
«C’est le même principe en politique : jusqu’en 2014, il était légal de reporter une partie du budget fiscal sur l’année suivante pour les projets sociaux. Puis, en 2014, la Chambre des députés vote l’illégalité de ce mécanisme et met en cause la présidente Dilma Rousseff, qui l’a fait. On pouvait donc s’attendre à la voir accusée d’ infraction fiscale, comme 19 des 26 Etats brésiliens. Eh bien non, il a été décrété qu’il s’agissait d’un crime de responsabilité qui, dans la Constitution, peut justifier la destitution. Depuis, la Chambre a re-légalisé ces «rétropédalages», permettant au nouveau gouvernement Temer de reporter sur 2017 1,5 milliards de reais de dépenses de 2016.
Les inégalités repartent à la hausse
«Avec cette collusion entre justice, medias et gouvernement, tout devient flou, difficile, bureaucratique, sans parler de la corruption endémique. Cela donne une société où la concentration des richesses est extrême (les 40% les plus riches ont 90% des richesses), où le coefficient de Gini a rechuté.
« L’urbanisme reflète cette situation, et permet à beaucoup de Brésiliens des quartiers « nobles » de l’ignorer: en Europe, l’habitat dans les centre villes est dense, et le réseau d’infrastructure aussi . A Sao Paulo non. Les infrastructures se concentrent là où se trouvent les plus riches (moins de 10% de pauvres, moins de 10% de noirs), dans des zones de villas de plus de 250 mètres carrés. Les infrastructures de transport sont généralement routières.
«La plupart des villes moyennes et grandes du pays reproduisent ce modèle. Transports publics et traitement des déchets sont souvent contrôlés par les mafias, la priorité absolue est accordée à la voiture, l’environnement est ignoré, les pauvres sont repoussés le plus loin possible en périphérie, les condominiums privés et fortifiés pour riches se multiplient.
Malgré ce constat plombant, tout n’est pas figé et il n’exclut pas l’hypothèse de prochaines transformations profondes : «le changement peut venir de la relève générationnelle, des jeunes de 25-30 ans qui sont nés et ont été scolarisés avec la Constitution de 1988, habitués aux libertés et familiers des technologies de l’information».