Juan-Manuel Gomez Robledo (II): « Nous nous préparons à l’hypothèse d’une dénonciation de l’Alena par les Etats-Unis »
L’ambassadeur du Mexique en France revient pour Latina-eco sur les relations difficiles de son pays avec l’Amérique de Donald Trump et sur la renégociation de l’Alena, traité de libre-échange entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique.
Comment le Mexique vit-il le durcissement de ses relations avec les Etats-Unis depuis l’élection de Donald Trump ?
On assiste à une sorte de retour de la fierté nationale, dans le sens positif du terme. Les déclarations du président Trump nous ont assommés, abasourdis, indignés. Nous étions profondément convaincus depuis des années de l’intérêt, pour les trois pays d’Amérique du Nord, de travailler ensemble. Or, certains propos nous font revenir cent ans en arrière, à l’époque des guerres avec les Etats-Unis, guerres qui nous ont fait perdre la moitié de notre territoire ! Une sorte de dépression, de grande angoisse nous a frappés : elle porte sur l’avenir du pays, de nos migrants, de l’économie, de nos relations avec les Etats-Unis et même des modes de vie que nous en avons importés.
On risque aussi de voir remonter le nationalisme, voire un antiaméricanisme primaire que nous avons un peu tous dans notre ADN mais que nous avions jugulé. Peut-être qu’après le tremblement de terre de septembre, les Mexicains vont se dire qu’au fond, ils sont beaucoup plus forts qu’ils ne le pensaient.
Juan Manuel Gomez-Robledo (I): « le tremblement de terre pourrait avoir un fort impact sur la compétition politique »
Dans quel état d’esprit le gouvernement mexicain affronte-t-il la renégociation de l’Alena voulue par Washington ?
En fait, nous commençons à nous préparer au pire scénario, celui d’une dénonciation pure et simple de l’Alena par les Etats-Unis. Une partie du patronat mexicain vient d’ailleurs de le déclarer : on peut travailler sur cette hypothèse.
Depuis le 16 août dernier, vingt-six groupes de travail ont été mis en place et des sessions de négociations d’une dizaine de jours ont lieu toutes les 3 semaines. La troisième phase s’est récemment terminée à Ottawa, la quatrième a repris le 11 octobre à Washington et on approche de moments cruciaux.
Je voudrais souligner un paradoxe : l’administration Trump a stoppé le processus de ratification de l’accord de libre échange pour le Pacifique, le TPP. Or, c’est cette expérience du TPP qui est notre meilleur atout car, durant toutes ces années de négociations, nos experts et ceux de Washington ont négocié sur les mêmes sujets. On connait donc les positions des uns et des autres puisque ce sont les mêmes équipes que celles du TPP qui travaillent aujourd’hui sur l’Alena . Car on ne s’improvise pas négociateur commercial (j’ai moi-même fait partie de la phase finale des négociations de l’Alena et j’ai compris que si je m’engageais réellement dans cette voie, ça me prendrait toute ma carrière). Notre négociateur actuel Ken Smith, un Mexicain d’origine américaine, a ainsi été formé par ceux d’il y a 25 ans.
Où en sont les négociations ?
Pour «moderniser » l’Alena, le Mexique a d’abord proposé d’y inclure tous les secteurs de l’économie _ énergie, télécoms, commerce numérique etc _ qui ne l’avaient pas été il y a 25 ans car ils étaient alors fermés à l’investissement étranger.
Cela fait, on aborde désormais des sujets plus conflictuels. Pour les Américains, le problème principal, ce sont leurs déficits commerciaux vis à vis du Canada et du Mexique. Ils sont certes importants, notamment concernant l’industrie automobile. En revanche, les Etats-Unis sont excédentaires en matière de services.
Or, pour des raisons qui m’échappent, l’accent est toujours mis sur ce que le président Trump considère comme la délocalisation des usines américaines vers le Mexique. Pourtant, cette délocalisation aurait lieu de toute façon, avec ou sans l’Alena. Pourquoi ? parce que, grâce à notre main-d’œuvre bon marché, nous sommes plus compétitifs.
Mais il faudra bien qu’à terme, les salaires convergent. Nous avons longtemps produit des télés à faible valeur ajoutée, nous assemblons maintenant des avions. Quant à l’avenir des pays les plus développés, post industriels, il est dans les services, plus que dans l’acier. Chacun doit se spécialiser et chacun y trouvera son compte !
En outre, dire que nous avons volé les emplois des Américains est excessif. Si le coût de la main d’œuvre était le seul critère, le Bangladesh serait le choix de toutes les grandes sociétés ! Les chefs d’entreprise français me disent que, quand ils s’installent au Mexique, ils n’ont pas besoin, contrairement au Maroc ou à la Tunisie, de faire venir des expatriés en nombre car ils trouvent chez nous des ingénieurs, des comptables, des administratifs performants. Le capital humain mexicain s’est développé grâce à l’Alena, et pour le plus grand bien de ses trois membres. Car si la classe moyenne mexicaine se consolide, si le pays prospère, moins de migrants voudront passer de l’autre côté de la frontière.
L’argumentaire de la base électorale de M. Trump est d’un simplisme confondant ! J’en veux pour preuve que les grandes entreprises et les gouverneurs américains _ notamment celui de l’Iowa auquel nous achetons une bonne partie du maïs_ sont, eux, très inquiets.
Le problème clé, ce sont les règles d’origine, qui fixent la proportion minimum de composants venant d’Amérique du Nord qu’un produit doit comporter pour qu’il soit considéré comme fabriqué dans la zone Alena et, par conséquent, exempté de droits de douane. Actuellement, cette proportion est de 62,5%. Les Etats-Unis ne la trouvent pas assez élevée. C’est leur préoccupation majeure, à tel point qu’ils ne parlent plus de la «boarder ajustment tax »de 25 ou 30% qui avait été évoquée au départ.
Ces règles d’origines ont déjà été ajustées pour s’adapter aux évolutions du commerce, sans qu’il ait fallu passer par un amendement formel de l’accord. Mais cette fois-ci, il faudra le modifier formellement puisque de nouveaux chapitres doivent être ajoutés. Ce qui implique de le soumettre aux trois Parlements des pays membres.
Quels sont les scénarios possibles selon vous ?
Les délais sont serrées car les trois pays ont prochainement des échéances électorales importantes, dont la présidentielle mexicaine en juillet 2018 et les élections législatives américaines de mi-mandat en novembre de la même année. Les trois pays aimeraient donc avoir bouclé l’accord en décembre pour qu’il puisse être publié en janvier et signé 90 jours après, donc en mars 2018, avant le passage au Parlement. Beaucoup pensent que les Américains ne le soumettront pas avant 2019, à la nouvelle chambre. Nous ne nous en plaindrions pas, c’est autant de temps de gagné puisqu’en attendant, l’ancien accord s’applique. Autre scénario possible : le nouveau gouvernement mexicain issu des élections de juillet rejette l’accord ou veut rajouter des chapitres…
Une troisième hypothèse est qu’on ne parvienne pas à un accord dans les temps et que tout soit reporté après les échéances électorales (1). On peut aussi imaginer qu’on s’en tienne finalement à quelques ajustements réglementaires.
Enfin, dernier scénario : l’administration Trump dénonce l’accord. Elle peut le faire unilatéralement. L’Alena restera alors en vigueur entre le Canada et Mexique et, avec les Etats-Unis, ce seront les règles de l‘OMC qui s’appliqueront. Dans ce cas, il faut savoir que nos droits de douane seront plus élevés que les leurs ! En effet, nous avons commencé notre réduction des droits de douane bien plus tard que tous les grands pays car on n’a rejoint le GATT (ancêtre de l’OMC) qu’en 1986. De plus, le Mexique a droit au « Special differency Treatment » .
Ce sont donc les exportateurs américains qui seront pénalisés. Quant à nous, nous ne devrions payer que 5% de taxes en moyenne, et même 1,9% seulement pour l’automobile, secteur le plus emblématique.
Croyez-vous cette rupture probable?
Sur le terrain, la relation continue à fonctionner plus normalement que prévu. Je suis de ceux qui croient que cela prouve à quel point les deux économies sont imbriquées. Prenez l’exemple des 800 000 « Dreamers » : peut-être les Américains trouveront-ils une solution législative bien meilleure que ce qui n’était qu’un simple «report» des expulsions [décidé sous l'administration Obama, ndlr]. A l’heure actuelle, il n’y a pas d’expulsion massive. Les flux migratoires avec le Mexique se sont inversés, les flux qui posent problème à Washington sont ceux qui viennent d’Amérique centrale. Or, pour les endiguer, ils ont besoin de notre coopération. Et surtout, l’agenda commun aux deux pays va bien au-delà du commerce : il concerne aussi la sécurité, la prévention du terrorisme, la lutte contre le narcotrafic ou le trafic des armes, et même le partage des eaux !
Propos recueillis par Anne Denis
(1) Les négociations ne peuvent cependant se prolonger indéfiniment sans que Donald Trump ne soit obligé de revenir devant la Chambre des Représentants pour solliciter une nouvelle autorisation de négocier. La date butoir est en juillet 2018. Jusqu’à présent, Trump bénéficie du feu vert qu’avait reçu Obama pour la négociation du TPP.