Brésil  » Entreprises

Casino-Carrefour: le Brésil a préféré jouer la carte du droit

Guido Mantega avec José Mauricio Bustani, ambassadeur du Brésil en France
Guido Mantega avec José Mauricio Bustani, ambassadeur du Brésil en France

Le duel entre Casino et Carrefour, qui vient de tourner court à l’avantage du premier, aura permis de constater que, malgré son désir de promouvoir un champion national de la distribution, Brasilia ne veut pas être taxée d’interventionnisme dans un conflit entre groupes privés, comme l’a rappelé le ministre des Finances Guido Mantega, de passage à Paris. Cette affaire a néanmoins créé quelques polémiques au Brésil sur le rôle de la puissante Banque publique de développement, la BNDES.


Fin de partie au Brésil dans la bataille Carrefour-Casino. Un épilogue très moral en somme, ce qui est plutôt rare dans les affaires, puisque l’enseigne attaquée, Casino, l’emporte à la loyale face aux cachotteries et aux coups tordus des attaquants, autrement dit son partenaire brésilien de longue date CBD et son concurrent français Carrefour. Désireux de construire un géant national de la distribution, le gouvernement de la présidente brésilienne Dilma Rousseff s’est fortement impliqué dans ce panier de crabes via son bras financier, la BNDES (Banque Nationale Brésilienne de Développement). Mais face à la résistance de Casino et à la politisation du dossier des deux côtés de l’Atlantique, il a vite senti le danger. Et, redoutant d’être accusé de s’immiscer dans des conflits entre groupes privés et surtout de faire fi des règles du droit international des affaires, il a rétro pédalé ces derniers jours avec son pragmatisme et sa réactivité habituels, signant ainsi la fin du processus. C’est l’un des enseignements intéressants de ce feuilleton, et un signal positif envoyé aux investisseurs.

Dès le 7 juillet dernier, lors d’un séminaire sur le Brésil organisé à Paris par The Economist, Luiz Eduardo Melin, l’un des directeurs de la BNDES, a joué l’apaisement : « Il n’a jamais été question pour la banque de prendre parti dans un différend entre groupes privés. Nous avons été approchés normalement par un groupe, nous avons trouvé son projet intéressant économiquement, notamment en termes d’internationalisation. Mais la condition de notre participation a toujours été l’accord entre toutes les compagnies impliquées ». Présent également, le ministre des Finances brésilien Guido Mantega a même assuré à quelques journalistes qu’il s’agissait «d’ une question commerciale privée et non pas gouvernementale », promettant que Brasilia n’exercerait aucune pression politique sur Casino (voir vidéo ci-dessous).

Petit résumé : fin juin, confirmant enfin des rumeurs insistantes, Carrefour reconnait réfléchir à un partenariat avec le milliardaire Abilio Diniz, président du leader brésilien de la distribution CBD et fils du fondateur. Un projet très séduisant sur le papier qui prévoit la fusion de CBD (marque Pão de Açucar) et de Carrefour Brésil (numéro deux local ) pour former un géant de plus de 30 milliards de dollars, régnant sur un marché brésilien en plein boom. Pour Carrefour, c’est une occasion inespérée de rebondir au Brésil après les déboires de sa filiale locale, dont la mauvaise gestion l’a contraint à provisionner en 2010 une charge exceptionnelle de 550 millions d’euros. Ce projet plait aussi beaucoup à Brasilia, dont la politique industrielle repose depuis des années sur la création volontariste et interventionniste de champions nationaux, grâce aux fonds de la fameuse BNDES. Or, le montage financier imaginé par le très inventif fonds d’investissement brésilien BTG Pascual, prévoit la création d’une société _Gama_ à laquelle la BNDES apporterait 1,7 milliard d’euros de fonds propres (et BTG Pascual 300 millions), avant de fusionner avec CBD et Carrefour Brésil. Au terme de l’opération, le groupe français et Gama contrôleraient CBD à parité, Gama prenant en outre 11,7% du groupe Carrefour, puis jusqu’à 17,7% au maximum (dont 2,5% pour l’Etat brésilien).

Brasilia a vu là une possibilité non seulement de constituer un champion national, mais aussi de créer une précieuse tête de pont à l’international pour les exportateurs brésiliens, en entrant au capital de Carrefour, numéro deux mondial de la distribution . Le ministre du Développement , de l’Industrie et du Commerce Fernando Pimentel a d’ailleurs salué «l’ouverture d’une porte pour l’exportation de produits industrialisés dans le monde entier » et , ainsi adoubée par sa tutelle, la BNDES a donné son appui au projet.

Arrière-pensées

Sauf que bien sûr, les motivations des uns et des autres n’étaient pas uniquement dictées par l’intérêt « stratégique » d’une telle fusion. CBD est en effet déjà marié depuis 20 ans à Casino qui en est le premier actionnaire avec (directement et via le holding Wilkes) plus de 37% du capital et la majorité des droits de vote. Aux termes d’un accord signé en 2005, le distributeur français doit même en prendre le contrôle en 2012 et Abilio Diniz, qui aura alors 75 ans, devra céder la place. Or ce dernier n’en a manifestement plus aucune envie. C’est sans doute pourquoi il s’est rapproché de Carrefour dès le printemps, à l’insu de son partenaire.

Il se trouve que son offre est plutôt bien tombée pour les actionnaires de référence de Carrefour _ le Groupe Arnault et le fonds Colony Capital _ réunis de concert au sein de Blue Capital (14,1% du capital) depuis 2007. Au regard de la chute du titre Carrefour, cette diversification de Bernard Arnault dans la grande distribution s’est en effet révélée plutôt calamiteuse (comme d’ailleurs, il faut bien le dire, la plupart des incursions du patron de LVMH hors du luxe). Accueillir Gama au capital de Carrefour et nouer avec elle, comme le prévoyait le montage, un pacte d’actionnaires, avait de quoi séduire les membres de Blue Capital. On peut même imaginer que, misant sur les fortes ambitions brésiliennes à l’international et les poches profondes de la BNDES, ils espéraient se délester à terme de leur participation auprès de Gama. Certains industriels français en tout cas l’ont imaginé, dénonçant un risque de passage larvé de Carrefour sous influence brésilienne.

De son côté, Jean-Charles Naouri, patron de Casino sans l’accord de qui rien ne peut se faire, a sorti le bazooka dès qu’il a appris ce qui se tramait derrière son dos. Pour le groupe stéphanois, le Brésil (16% de son chiffre d’affaires) est un pari de long terme, décidé bien avant l’envolée de la croissance du pays. Pas question pour lui de se faire souffler le pouvoir chez CBD, après y avoir patiemment investi depuis 1999. Dès l’officialisation du projet, il s’est envolé pour le Brésil le dire très clairement au président de la BNDES Luciano Coutinho, après avoir saisi la Chambre de commerce internationale de deux procédures d’arbitrage, envoyé les huissiers chez Carrefour et fait savoir, notamment dans la presse brésilienne, que tout passage en force serait illégal, assimilable à une expropriation. Au cas où on aurait encore des doutes sur sa détermination, il a aussi porté en quelques jours sa participation dans CBD de 37 à 43% en rachetant des actions sur le marché.

L e message a semble-t-il été reçu car dès le 4 juillet, la BNDES laissait entendre qu’elle n’apporterait le financement qu’en cas d’accord entre Casino et Pão de Açucar. Avant d’annoncer finalement, mardi dernier (peu après le rejet de l’opération par le conseil d’administration de Casino ), qu’elle retirait son soutien au projet, l’enterrant de facto.

Critiques au Brésil sur le rôle de la BNDES

Il est clair qu’en se ravisant ainsi, le gouvernement brésilien, impatient de jouer un rôle toujours plus important dans le concert des nations, a voulu préserver son image d’Etat de droit démocratique, garantissant aux investisseurs étrangers le respect des règles et une bonne stabilité juridique. Il faut dire aussi que l’opposition et les médias brésiliens se sont montrés très critiques sur ce dossier. Certains, se souvenant qu’Abilio Diniz avait été l’un des premiers chefs d’entreprise à soutenir la candidature de Lula du temps où il effrayait les milieux d’affaires, y ont vu un renvoi d’ascenseur.

A surgi d’autre part une polémique sur le rôle de la BNDES. L’influent « Folha de São Paulo » s’est ainsi demandé ce que la banque publique allait faire dans la grande distribution, alors que le pays a grand besoin de financements pour les énormes projets d’infrastructure en cours. «Fondée dans les années 50 pour industrialiser le pays, la BNDES a pris, souligne le consultant franco-brésilien Yves Crebec, une importance cruciale sous la présidence de Cardoso et surtout sous celle de Lula ». Via les partenariats public-privé (PPP) et le programme d’accélération de la croissance (PAC), son influence n’a cessé de croître. Selon une étude de la banque Itau Unibanco, elle est aujourd’hui l’un des 5 premiers actionnaires du Brésil , présente au capital de 80 des plus grands groupes du pays. L’agrobusiness (biocarburants, sucre, soja…) est l’un de ses domaines d’intervention privilégiés, tout comme l’énergie et les infrastructures. Des secteurs unanimement jugés stratégiques pour l’avenir du pays. Or, en aucun cas, les hypermarchés n’entrent dans ces catégories, objectent les sceptiques. Un argument que l’ancien président de la Banque centrale du Brésil, Henrique de Campos Mereilles, homme fort des deux mandats de Lula, écarte cependant . «La BNDES dispose d’une ligne de financement spécifique pour la grande distribution. C’est aussi son rôle de soutenir le secteur des biens de grande consommation », a-t-il affirmé à Latina-eco, en marge du séminaire de The Economist sur le Brésil. D’autres enfin ont soulevé les problèmes de concurrence qu’aurait posés la fusion Brésil Carrefour-CBD. Selon ces derniers, Pão de Açucar n’aurait eu « que » 30% de parts de marché. « Un chiffre trompeur, estime Yves Crebec, car dans les régions les plus développées du sud et du sud-est, ou se concentrent les bassins de consommation, il aurait été bien supérieur».

A court terme, le prudent retrait de la BNDES coupe court aux polémiques. Mais Abilio Diniz a déjà laissé entendre qu’il pourrait trouver des sources de financement privées alternatives, et Carrefour lui-même ne semble pas fermer la porte à un plan B. On peut aussi s’interroger sur le caractère surréaliste que risque de prendre, désormais, la cohabitation entre CBD et Casino. Quid , d’autre part, de l’évolution des relations entre le groupe de Jean-Charles Naouri et les autorités brésiliennes qui, sans doute très agacées, pourraient être tentées de lui faire payer cette vexation ? La suite dans la saison 2 de cette série passionnante d’été.